La statue (disparue) de
saint Géraud et le culte des reliques
Le joyau de Saint-Géraud serait, si elle n’avait disparu,
la statue du bon comte exécutée vers 1010 par l’abbé Adralde de
Saint-Christophe, détruite peut-être dès le XIIIe siècle
à la faveur des révoltes bourgeoises. Nous connaissons la statue et le
genre particulier de culte qu’on lui rendait à l’époque grâce à
l’écolâtre Bernard d’Angers qui, accompagné du moine Bernier,
fait état de ses impressions dans le livre des Miracles
de sainte Foy (I, 13). C’est l’occasion pour nous d’interroger
la spiritualité du temps à travers l’une de ses manifestations les
plus typiques : le
culte des reliques.
Bernard le « nordiste » connaît bien évidemment
le culte des saints et l’usage des reliquaires ; ce qu’il ne
connaît pas, ce qui l’étonne et même, pour un temps, le choque,
c’est la statue elle-même qui est, nous dit-il, une spécialité du
Sud (Auvergne, Rouergue, Toulousain et régions adjacentes). A cette époque
existent déjà, par exemple, les statues de saint Vivien à Figeac et
de sainte Foy à Conques, celle-ci seule conservée. Un peu après, mais
de provenance mystérieuse, nous aurons le buste
de saint Césaire de Maurs qui se rattache à la même
tradition.
La description de la Majesté de Géraud est laconique :
elle était « d’or très pur et de pierres très précieuses, et
(…) très à la ressemblance d’un visage humain ». Esthétique
vraiment gold and glitter
donc, goût des scintillements, du rutilant, dont sainte Foy reste
l’irremplaçable témoin. La statue de Géraud devait lui ressembler
avec toutefois une tête originale, car celle de Conques est un réemploi.
Les fidèles cependant n’y voient pas d’abord une œuvre
d’art : les « rustiques » s’agglutinent autour
d’elle, dit Bernard, à la manière de païens adorant Jupiter ou
Mars. De là, d’abord, sa réprobation.
Il ne faut en aucun cas de statues de saints, sinon par un abus ancien
et une coutume régionale invétérée, insurmontable. Coutume qui cependant prévaut tellement en ces contrées que,
si je m’étais ouvertement déclaré contre la statue de saint Géraud,
je risquais peut-être une peine capitale.
Même remarque trois jours
plus tard devant sainte Foy, à Conques : n’est-il pas « inepte
et très déraisonnable que tant d’êtres doués de raison adressent
des supplications à une chose muette et dépourvue de sens » ?
Paganisme ? – Il y a certes un décalage entre la piété
des lettrés et celle des paysans dont le « tumulte inepte »,
les « vociférations sauvages » et les « chants non
composés » troublent les prières des moines. On imagine
volontiers des transes, des gémissements accompagnés de réclamations
plus ou moins péremptoires. Gimon par exemple, moine prieur de Conques
à la fin du Xe siècle, mais ancien chevalier et donc peu instruit, a
conservé ses armes et n’hésite pas à les utiliser contre les
malfrats et autres spoliateurs. Sa foi ardente ne lui fait pas pour
autant négliger les secours célestes et il va souvent exhorter la
vierge de Conques :
Il y allait en toute confiance, parce que, c’était
sûr, elle ne pourrait pas le dédaigner. Il menaçait de frapper la
statue et de la jeter au fond d’une rivière ou d’un puits si sainte
Foy, au plus vite, ne se vengeait pas des malfaiteurs. Et pourtant, au
milieu de ces menaces, il ne cessait de lui adresser de ferventes prières.
(I, 26).
Pour Gimon l’illettré,
c’est clair, la statue est plus qu’un média. L’image sculptée de
Géraud provoque la même identification : « A la contempler,
beaucoup de personnes rustiques croyaient qu’elle voyait vraiment et
que ses yeux reflétaient un meilleur acquiescement aux prières qu’on
lui faisait ».
Nos deux intellectuels reconnaîtront finalement, mais pas
sans double langage, la valeur de ces pratiques (après tout, doit se
dire Bernard, Gimon est un « brave type »), ce qui marque à
la fois l’écart entre deux cultures, lettrée et populaire, et leur
point de convergence.
Car tous, bien sûr, vénèrent la statue ou le saint qui
s’y trouve (c’est l’ambiguïté). Tous ou presque car nos auteurs
ici et là signalent quelques réactions en apparence plus modernes
voire rationalistes. Ainsi ce paysan, ce rustique
qui de son champ voit passer saint Vivien en procession et sermonne sa
femme :
Retourne vite à ton travail, lui dit-il. Ce que tu vois là,
ce n’est peut-être que les ossements de n’importe quel mort, que
les gens vénèrent bêtement, ainsi rassemblés.
(Miracles
de saint Vivien,
9. Voyez Translatio sancti
episcopi in coenobium Figiacense et ejusdem ibidem miracula, dans Analecta Bollandiana, 8, 1889, p. 256-277. Je cite d’après les
nombreux extraits contenus dans Barthelemy, L’an
mil et la paix de Dieu, Fayard, 1999).
Telle encore la comtesse
Bertilde qui, au bruit des clameurs populaires devant un nouveau prodige
de la sainte de Conques, s’exclame : « Que serait-ce, sinon
l’un de ces jeux dont sainte Foy est coutumière ? »
Le rustre et la comtesse ont tort de le prendre à la légère ;
les saints savent se faire respecter et ont régulièrement recours à
la vengeance, mais le fait est là : il y a place pour le doute
dans cette société chrétienne qui n’est pas, qui ne peut pas être,
quoi qu’on dise, entièrement monolithique.
Il y a une part de jeu, de mise en scène, spécialement
peut-être quand le reliquaire est une châsse anthropomorphe, une
statue. Tout cela se mêle chez beaucoup à la naïveté, sans doute,
mais aussi à la foi, comme à toutes les époques. Il faut ajouter
encore, du côté des clercs, une dimension économique et même
politique, car ces statues ne sont pas faites pour rester immobiles. On
les déplace dans l’église même, dans la ville ; on les mène
en procession aux grandes réunions et conciles divers. Les saints alors
s’affrontent en une joute miraclifère, sanctionnée à l’applaudimètre.
Saint Vivien fait de la concurrence à sainte Foy, et par là c’est
Conques et Figeac qui se bousculent, mais les moines de Saint-Géraud
prennent parti et mettent en doute les compétences du saint confesseur
de Figeac : « ils se firent ses détracteurs, ils le
poursuivirent de leurs actions haineuses, à la manière des juifs, et
ils se détournèrent de lui ». Heureusement un moine aurillacois,
seul contre ses pairs, montrera la vraie puissance de Vivien et tout
rentrera dans l’ordre : les moines de Saint-Géraud, accompagnés
d’une relique du bon comte, vont à Figeac demander pardon et tout le
monde communie dans l’allégresse (ceci bien sûr dans la version
figeacoise, Miracles de saint Vivien,
16).
Cela relève à la fois de l’esprit de lucre, car les
reliques attirent les dons, et de l’esprit de clocher, toutes choses
qui caractérisent, aussi, cette époque enchantée
de la proximité des saints.
Car il faut pour chaque fondation son lot de saintes
reliques. Géraud en achète d’énormes quantités mais quand on en
manque on n’hésite pas à pratiquer le rapt, et c’est grâce au vol
que sainte Foy se retrouve à Conques ou que saint Mary, aux alentours
de 1050, atterrit à Mauriac après un périple semé de miracles. Il
faut dans ce cas faire ses preuves, et ce n’est qu’après quelques
belles guérisons que Vivien sera accepté par les gens de Figeac.
Le culte des reliques perdurera grosso
modo jusqu’au XIXe siècle. Le cas de Blaise Pascal, en pleine époque
de « libertinage », laisse voir comment un raffinement
intellectuel extrême peut s’accommoder d’une vive croyance dans les
vertus de bouts d’étoffe et d’ossements. Tout cela a bel et bien
disparu aujourd’hui et les reliques n’intéressent plus personne.
L’os de saint Gérons est bien rangé dans son placard, et si l’on
montre encore l’épine de la couronne du Christ, à Tournemire,
c’est sans doute pour ajouter au pittoresque et parce que les
Croisades, malgré tout, font encore un peu rêver. Mais cette constance
ne saurait masquer des évolutions réelles, au moyen-âge même, qui
marquent le passage d’une « religiosité fortement imprégnée
de magisme » à une foi plus intériorisée, voire
plus chrétienne (Vauchez, La spiritualité
du moyen-âge occidental, VIIIe – XIIIe siècles, Seuil, 1994, p.
169 sq.)
Au temps des statues de sainte Foy et de saint Géraud en
effet c’est d’abord la puissance thaumaturgique qui fait le saint,
d’ailleurs déclaré tel par la vox
populi. On réclame des guérisons miraculeuses, du « concret »,
et même si cela irrite visiblement son biographe Odon, tel est bien le
rôle des restes du saint d’Aurillac. Au XIIe siècle nous dit Vauchez
« on se rend plus volontiers aux sanctuaires des Apôtres et dans
les lieux où l’on vénère des reliques de Marie ou du Christ, ou des
objets ayant été en contact avec eux ». Les saints locaux, qui
durent être pour beaucoup de petits dieux, comme jadis, sont en perte
de vitesse. Jésus et Marie, voilà qui fait déjà plus chrétien.
C’est ainsi que tout près de chez nous, à Rocamadour, on
vénère d’abord Amadour comme un saint local pour lui réclamer des
guérisons. Mais dans la seconde moitié du XIIe siècle une légende en
fait un serviteur de Marie et une sorte de précepteur de Jésus, et le
voici donc comme « re-christianisé ». Petit à petit, et déjà
au XIIIe siècle de manière claire avec la Légende
dorée de Jacques de Voragine, les saints deviennent des modèles de
vie chrétienne à imiter, pas seulement à implorer, ce qui n’était
qu’à moitié le cas de Géraud dans la version finalement assez
politique d’Odon, car si Géraud est un modèle il concerne
exclusivement les grands. Changer de vie, pour les petits, c’est un
programme encore bien lointain.
On continuera sans doute longtemps encore, malgré le
recentrage clérical, à prier pour la résurrection des mules, la
qualité des récoltes, cette jambe qui fait souffrir…, et si l’on
va à Vauclair prier la Vierge (pour prendre un exemple local), c’est
d’abord afin que les aveugles « voient clair ». Il reste
que le temps des statues de saints est révolu, et l’on ne lit plus
rien dans leurs yeux.
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