La représentation d’un personnage entre deux lions est un
thème assez commun dans la sculpture romane. On le retrouve dans les grandes
églises (à Moissac, par exemple), aussi bien que dans de modestes édifices
ruraux. Il apparaît ainsi à de multiples reprises en Bas-Limousin (Noaillac ,
Arnac-Pompadour, Louignac, Yssandon, etc.), ou en Haute-Auvergne (Brageac, Ydes).
Tous ces chapiteaux présentent une ressemblance, dans la
manière dont sont disposés les personnages : l’homme occupe la face
principale de la corbeille, encadré par deux fauves dont la tête surgit aux
angles, le corps occupant les faces latérales. C’est un thème qui convient
parfaitement aux principes de la sculpture romane. Il permet en effet de remplir
tout l’espace de la corbeille en formant une scène cohérente, le personnage
central constituant un axe de symétrie autour duquel s’ordonne la
composition.
Daniel dans la fosse aux lions
A Moissac, le chapiteau est légendé du nom de Daniel. Nous avons affaire
ici à un thème religieux, tiré de l’Ancien Testament (Dn 6, Dn 14), qui
condense à l’extrême l’histoire de Daniel dans la fosse aux lions. Le
prophète a les bras levés, en position d’orant, entre deux fauves rendus
inoffensifs par l’intervention divine. Des représentations plus complètes de
l’épisode biblique existent dans l’art roman. Ainsi au porche de
Beaulieu-sur-Dordogne, un panneau en bas-relief met en scène Daniel, assis au
milieu de plusieurs lions, dans la fosse où les Babyloniens l’ont jeté
après qu’il eut bravé l’interdiction de prier son Dieu. Figure également
Habacuc, que Dieu lui envoie afin de lui porter à manger ; il est soutenu
dans les airs par un ange qui le dépose à Babylone. On le voit, la complexité
de la scène appelle un espace suffisamment étendu pour la contenir, peu
compatible avec l’exiguïté du chapiteau. Il reste que la formule du
personnage encadré par deux lions résume l’essentiel de l’histoire :
Daniel a prié, la fidélité de sa foi l’a sauvé.
Si à Moissac l’artiste a explicitement relié son œuvre à l’épisode
biblique, il ne s’ensuit pas pour autant que tous les chapiteaux représentant
un homme entre deux lions figurent l’histoire de Daniel. Nous les retrouvons
en effet dans de petites églises rurales, où les thèmes religieux sont rares,
voire complètement absents. Qu’y ferait Daniel, prophète de l’Ancien
Testament ? Il paraît moins aventureux de s’en tenir à une approche
stylistique, et d’affirmer comme Baltrusaitis que « la fréquence de ce
sujet dans la sculpture romane est due moins à sa valeur didactique qu’à sa
conformité aux conventions formelles ». Nous pensons pour notre part que
les deux approches ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Si les
sculpteurs n’ont, le plus souvent, pas eu dessein de représenter un thème
religieux (l’histoire de Daniel), le choix du thème n’est pourtant pas
absolument gratuit, et uniquement déterminé par des contraintes formelles. Il
n’est pas illégitime de penser que ceux qui ont ciselé la pierre aient voulu
exprimer quelque chose à travers cette mise en scène, dès lors que l’examen
des variantes du chapiteau nous donne des indices en ce sens.
Le combat contre le mal
Les chapiteaux de l’église d’Arnac-Pompadour, en Bas-Limousin (la
Corrèze actuelle), ont ceci d’intéressant qu’ils présentent trois
versions différentes du thème de l’homme aux lions. Sur l’un d’eux, un
personnage en position d’orant est placé entre deux lions
entrecroisés qui ne le touchent pas ; d’autres têtes félines
occupent les faces latérales de la corbeille. Il pourrait s’agir ici de
Daniel, selon le modèle rencontré à Moissac. Les deux autres chapiteaux nous
intéressent davantage, parce que leur comparaison permet de dégager le
symbolisme moral du thème.
Le premier figure un homme accroupi, entre deux
fauves qu’il maîtrise grâce à une sorte de laisse ; les animaux posent
une de leurs pattes sur le personnage. C’est de loin, le modèle le plus
fréquemment rencontré dans les églises du Bas-Limousin, que le personnage
tienne les lions, comme ici, par la laisse, ou ailleurs par la mâchoire (Saint-Robert,
Chameyrat, Noailles, tous d’un même ciseau ; Noaillac, Estivaux,
Yssandon) ; à Brageac, en Haute-Auvergne, les lions tirent une langue
démesurée qui est saisie par le personnage, à moins qu’il s’agisse de
poignards que celui-ci enfonce dans la gueule des félins. Dans tous les cas, l’homme
adopte une attitude triomphale, les bras plus ou moins levés : il domine
la bête, qui incarne ici les forces du mal. Le « dompteur de
fauves » est en fait la transposition chrétienne d’un thème ancien,
dont Emile Male a trouvé les origines dans le cycle de Gilgamesh, déjà aux
prises avec deux lions (L’art religieux du XIIe siècle en France). Mais
tandis que le héros sumérien entre en lutte contre les forces maléfiques du
cosmos, le combat s’intériorise dans un contexte chrétien. Le lion symbolise
la part mauvaise de l’homme, qu’il faut vaincre pour s’engager sur la voie
du salut. Le même message est exprimé par les thèmes de Samson décrochant la
mâchoire du lion, ou saint Michel
terrassant le dragon.
L’étude d’un troisième chapiteau, à Arnac, permet de confirmer cette
interprétation. Là encore, un personnage entre deux fauves ; mais cette
fois-ci l’homme est entièrement nu, agenouillé, et soumis aux animaux qui
posent leurs pattes antérieures sur ses jambes ; le sourire contrit qu’il
arbore trahit la gêne du personnage, en proie à ses vices. Le cadre symbolique
reste donc le même, sauf que la signification est ici inversée : le
luxurieux est celui qui se laisse dominer par la bête , tandis que l’homme
vertueux est parvenu à la dompter.
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