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L’homme entre les lions

Par David Marmonier

 

La représentation d’un personnage entre deux lions est un thème assez commun dans la sculpture romane. On le retrouve dans les grandes églises (à Moissac, par exemple), aussi bien que dans de modestes édifices ruraux. Il apparaît ainsi à de multiples reprises en Bas-Limousin (Noaillac , Arnac-Pompadour, Louignac, Yssandon, etc.), ou en Haute-Auvergne (Brageac, Ydes).

Tous ces chapiteaux présentent une ressemblance, dans la manière dont sont disposés les personnages : l’homme occupe la face principale de la corbeille, encadré par deux fauves dont la tête surgit aux angles, le corps occupant les faces latérales. C’est un thème qui convient parfaitement aux principes de la sculpture romane. Il permet en effet de remplir tout l’espace de la corbeille en formant une scène cohérente, le personnage central constituant un axe de symétrie autour duquel s’ordonne la composition.

 

Daniel dans la fosse aux lions


A Moissac, le chapiteau est légendé du nom de Daniel. Nous avons affaire ici à un thème religieux, tiré de l’Ancien Testament (Dn 6, Dn 14), qui condense à l’extrême l’histoire de Daniel dans la fosse aux lions. Le prophète a les bras levés, en position d’orant, entre deux fauves rendus inoffensifs par l’intervention divine. Des représentations plus complètes de l’épisode biblique existent dans l’art roman. Ainsi au porche de Beaulieu-sur-Dordogne, un panneau en bas-relief met en scène Daniel, assis au milieu de plusieurs lions, dans la fosse où les Babyloniens l’ont jeté après qu’il eut bravé l’interdiction de prier son Dieu. Figure également Habacuc, que Dieu lui envoie afin de lui porter à manger ; il est soutenu dans les airs par un ange qui le dépose à Babylone. On le voit, la complexité de la scène appelle un espace suffisamment étendu pour la contenir, peu compatible avec l’exiguïté du chapiteau. Il reste que la formule du personnage encadré par deux lions résume l’essentiel de l’histoire : Daniel a prié, la fidélité de sa foi l’a sauvé.

Si à Moissac l’artiste a explicitement relié son œuvre à l’épisode biblique, il ne s’ensuit pas pour autant que tous les chapiteaux représentant un homme entre deux lions figurent l’histoire de Daniel. Nous les retrouvons en effet dans de petites églises rurales, où les thèmes religieux sont rares, voire complètement absents. Qu’y ferait Daniel, prophète de l’Ancien Testament ? Il paraît moins aventureux de s’en tenir à une approche stylistique, et d’affirmer comme Baltrusaitis que « la fréquence de ce sujet dans la sculpture romane est due moins à sa valeur didactique qu’à sa conformité aux conventions formelles ». Nous pensons pour notre part que les deux approches ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Si les sculpteurs n’ont, le plus souvent, pas eu dessein de représenter un thème religieux (l’histoire de Daniel), le choix du thème n’est pourtant pas absolument gratuit, et uniquement déterminé par des contraintes formelles. Il n’est pas illégitime de penser que ceux qui ont ciselé la pierre aient voulu exprimer quelque chose à travers cette mise en scène, dès lors que l’examen des variantes du chapiteau nous donne des indices en ce sens.

 

Le combat contre le mal


Les chapiteaux de l’église d’Arnac-Pompadour, en Bas-Limousin (la Corrèze actuelle), ont ceci d’intéressant qu’ils présentent trois versions différentes du thème de l’homme aux lions. Sur l’un d’eux, un personnage en position d’orant est placé entre deux lions entrecroisés qui ne le touchent pas ; d’autres têtes félines occupent les faces latérales de la corbeille. Il pourrait s’agir ici de Daniel, selon le modèle rencontré à Moissac. Les deux autres chapiteaux nous intéressent davantage, parce que leur comparaison permet de dégager le symbolisme moral du thème. 

Chameyrat (Corrèze)Le premier figure un homme accroupi, entre deux fauves qu’il maîtrise grâce à une sorte de laisse ; les animaux posent une de leurs pattes sur le personnage. C’est de loin, le modèle le plus fréquemment rencontré dans les églises du Bas-Limousin, que le personnage tienne les lions, comme ici, par la laisse, ou ailleurs par la mâchoire (Saint-Robert, Chameyrat, Noailles, tous d’un même ciseau ; Noaillac, Estivaux, Yssandon) ; à Brageac, en Haute-Auvergne, les lions tirent une langue démesurée qui est saisie par le personnage, à moins qu’il s’agisse de poignards que celui-ci enfonce dans la gueule des félins. Dans tous les cas, l’homme adopte une attitude triomphale, les bras plus ou moins levés : il domine la bête, qui incarne ici les forces du mal. Le « dompteur de fauves » est en fait la transposition chrétienne d’un thème ancien, dont Emile Male a trouvé les origines dans le cycle de Gilgamesh, déjà aux prises avec deux lions (L’art religieux du XIIe siècle en France). Mais tandis que le héros sumérien entre en lutte contre les forces maléfiques du cosmos, le combat s’intériorise dans un contexte chrétien. Le lion symbolise la part mauvaise de l’homme, qu’il faut vaincre pour s’engager sur la voie du salut. Le même message est exprimé par les thèmes de Samson décrochant la mâchoire du lion, ou saint Michel terrassant le dragon.

L’étude d’un troisième chapiteau, à Arnac, permet de confirmer cette interprétation. Là encore, un personnage entre deux fauves ; mais cette fois-ci l’homme est entièrement nu, agenouillé, et soumis aux animaux qui posent leurs pattes antérieures sur ses jambes ; le sourire contrit qu’il arbore trahit la gêne du personnage, en proie à ses vices. Le cadre symbolique reste donc le même, sauf que la signification est ici inversée : le luxurieux est celui qui se laisse dominer par la bête , tandis que l’homme vertueux est parvenu à la dompter.

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