Prenons l’exemple d’un chapiteau de la petite église de Sauvat,
canton de Saignes en Mauriacois, qui a l’avantage de rassembler de
manière didactique l’illustration de chacune des grandes lois dont
nous venons de parler.
Que voyons-nous ? Deux
griffons, ou hippogriffes, peu importe, affrontés à l’un
des angles de la corbeille. Nous reconnaissons là l’effet de la loi
de symétrie. Mais deux faces seulement sont occupées, les
plus importantes certes, car les plus visibles, et la loi de
plénitude exige davantage. De là ce petit animal sur la
troisième face, visible seulement à partir du chœur, agrémenté d’un
feuillage informe. En dessous, une autre silhouette indéchiffrable.
On se souvient que le sculpteur de Bassignac, lui, s’était
contenté d’un feuillage.
Ce n’est pas tout : plus consciencieux que son
confrère, le sculpteur de Sauvat tient au respect de la loi
dite de contact, et ces éléments surajoutés doivent en
quelque manière entrer en contact avec le motif principal. C’est
ainsi que les “ bestioles ” de la troisième face
mordent, l’un la queue d’un griffon, l’autre une patte.
Les
limites de l'interprétation symbolique
Symétrie, plénitude, contact. Nous n’avons pas besoin d’interpréter
davantage. Pourquoi faire des griffons, par exemple, les symboles de
la sécurité ou de la sérénité (ce qu’ils sont souvent dans l’art
gallo-romain, en tant que protecteurs des morts ou des sanctuaires, et
ce qu’ils resteront un peu dans l’art roman comme protecteurs de l’Eglise,
quand ils encadrent un calice), laquelle sérénité serait sans cesse
menacée, par derrière et subrepticement, par l’intrusion de
la bestialité agressive ? – Le bon chrétien ne devrait-il pas
rester vigilant ?
Voilà je crois où nous mènerait la volonté d’interpréter
sans tenir compte des principes contraignants de la sculpture sur
chapiteaux à moins que, plus prudents, nous refusions l’idée même
d’interprétation. Mais nous pouvons interpréter, bien que sur un
plan non symboliste. Le sculpteur voulait représenter des griffons,
thème classique, et d’ailleurs peut-être commandé. L’emplacement
du chapiteau, qu’il connaît à l’avance, implique que deux faces
seulement seront visibles côté nef, et c’est tout naturellement
sur ces deux faces, utilisant le principe de symétrie, que nos
griffons figureront. Mais il reste à orner la dernière face de la
corbeille. Peu importe ce qu’on y met, doit se dire notre artisan, d’ailleurs
qui y fera attention ? Et le voici qui sculpte les motifs
informes (et bâclés) que nous avons décrits. Chemin faisant il
relie, tant qu’à faire, les deux parties de son travail.
Il est toujours loisible d’imaginer que les griffons
symbolisent quelque chose, mais comment ne pas voir que le symbole
vient après, et comme surajouté à la structure qui, d’abord, a
décidé du motif ?
Nous en aurons plus claire conscience quand nous aurons
rappelé que les chapiteaux animés ou historiés, c’est-à-dire
présentant animaux, personnages, histoires (et donc parfois
symbolisme) sont en fait extrêmement rares si on les rapporte au
nombre des chapiteaux purement fonctionnels (corbeilles nues) ou
décoratifs (chapiteau “ mauriacois ” ou à feuillage). Le
but premier du sculpteur roman est donc à n’en pas douter l’ornementation,
non le symbolisme, c‘est-à-dire, pour l’exprimer autrement, que tout
ne veut pas dire quelque chose. Cela n’interdit pas l’interprétation
symboliste, mais en limite considérablement l’intervention.
Cette introduction un peu technique était nécessaire pour
justifier la sélection qui suit. Nous ne parlerons pas du symbolisme
des sirènes, des quadrupèdes affrontés, des griffons, de l’entrelacs,
des feuillages, etc., parce que de symbolisme il y a de fortes chances
qu’il n’y en ait point. La théorie du “ tout
symbolique ” ne résiste pas à l’analyse du rôle
architectonique du chapiteau, ou du moins, si symbolisme il y a, du
côté des sirènes et de
certains griffons notamment, il n’est pas à l’origine des motifs.
Certaines sculptures cependant, moins nombreuses, sont faites pour
délivrer un message, et nous allons concentrer notre attention sur
elles.